Entretien avec Jérôme Barrier auteur et dirigeant

Entretien avec Jérôme Barrier, dirigeant et auteur d’un essai sur les territoires

Dirigeant de deux entreprises spécialisées dans l’aménagement du territoire, Jérôme Barrier a publié son premier livre dans la collection « Nouvelles pensées entrepreneuriales » aux éditions Ovadia. De son projet d’écrire à son invitation au Sénat, l’auteur et dirigeant mesure aujourd’hui le chemin parcouru pour nourrir la réflexion sur les questions du territoire et pour la partager avec le plus grand nombre.

Delphine Kieffer : Votre livre s’intitule « Réconcilier les territoires » : pourquoi « réconcilier » ?

Jérôme Barrier : « Réconcilier » est un terme très signifiant car nous vivons une époque terriblement violente et conflictuelle. Une rupture est apparue à la fin des années 70, quand le gouvernement de Raymond Barre a focalisé sa politique sur les villes et les banlieues. Tout ce qui n’était pas urbain au sens strict du terme est dès lors passé au second plan. On est sorti d’une logique historique dans laquelle la ville et la campagne étaient utiles l’une à l’autre, pour entrer dans une logique où la ville est la seule issue possible. Le risque aujourd’hui est de voir les territoires se diviser.

D.K. : Vous introduisez le premier chapitre par une citation de Ferdinand Lop qui voulait « installer Paris à la campagne ». Au-delà de la boutade, que voulez-vous dire au travers de cette citation ?

J.B. : Ferdinand Lop était un humoriste et un visionnaire dans les années 30 et 40. Son idée d’installer Paris à la campagne paraissait totalement loufoque, et pourtant on parle aujourd’hui de villages urbains ou de corridors écologiques dans les villes.

Son expression renverse une perspective qui date de la nuit des temps. La représentation mentale que nous avons de la géographie, qui irait de la campagne (le jardin d’eden) vers la ville (la Jérusalem céleste), pourrait aujourd’hui être remise en cause. D’abord parce que l’exode rural s’est arrêté en France depuis les années 60, et ensuite parce qu’au moment de la crise des gilets jaunes, il a même eu tendance à s’inverser. Si la ville était jadis protectrice avec ses remparts, elle est devenue un danger au cours du 20ème siècle : promiscuité, insécurité, thrombose routière, pandémie. Pour preuve, des citadins ont fait le choix de se réfugier à la campagne pendant la crise du Covid-19.

La phrase de Ferdinand Lop permet donc d’ouvrir des perspectives sur la nécessité de réconcilier les territoires.

D.K. : Vous dites au chapitre 3 qu’il y a un abîme entre ce qui est écrit sur l’histoire de la ville et ce qui est écrit sur l’histoire de la campagne. Votre essai est-il une façon de rendre justice à la campagne ?

J.B. : Je ne dirais pas « rendre justice » parce que ce serait rester dans l’affrontement. Tout mon propos est justement de dire que les deux peuvent cohabiter intelligemment.

Lors de mes recherches, j’ai en effet trouvé une abondante littérature sur l’histoire des villes, mais rien sur l’histoire de la campagne. Aussi, nous avons de la campagne l’image mentale de quelque chose de figé. Pourtant, les territoires ruraux ont connu à bas bruit d’importantes évolutions. Ils ont même bien souvent été à l’origine de progrès techniques, tels que la roue ferrée ou la charrue, qui ont eu un impact sur l’agriculture, et plus largement sur l’ensemble de la vie rurale.

La campagne a donc connu de profonds bouleversements, et plus encore dans les périodes récentes. En effet, avec le fort recul des activités agricoles, la population rurale actuelle compte peu d’agriculteurs, alors qu’autrefois la majorité des gens vivant à la campagne étaient des paysans.

D.K. : Qu’est-ce qui a le plus motivé et influencé l’écriture de cet essai…

Votre histoire personnelle (le Parisien qui a choisi de vivre à la campagne), ou votre parcours professionnel (l’expert du territoire et de l’aménagement) ?

J.B. : Je suis né en plein cœur de Paris de parents parisiens, puis au moment d’entrer dans la vie professionnelle au début des années 90, je suis parti m’installer dans un village de 700 habitants, fait assez inhabituel à l’époque. J’ai découvert toute la richesse insoupçonnée d’habiter dans un milieu très rural : la richesse humaine, culturelle, associative.

La vie professionnelle m’a donné la chance d’habiter dans des territoires qui, tout en étant ruraux, étaient extrêmement dynamiques, notamment en Vendée où j’ai vécu longtemps et où j’ai pu exercer mon métier d’aménagement du territoire dans un contexte très favorable.

D.K. : En tant que directeur général de SEBL Grand Est et de SAREMM, que représente pour vous le fait d’être à la fois auteur et dirigeant ?

J.B. : Le dirigeant est avant tout une personne qui prend des décisions et qui doit avoir une vision de ce qu’il fait. Cette vision est même indispensable dans le monde complexe où nous vivons.

Etre dirigeant et auteur, c’est une chance parce que je peux m’appuyer sur toute l’expérience que j’ai accumulée, sur la perspective globale que j’ai de la problématique des territoires, ainsi que sur de multiples exemples concrets d’où je tire des anecdotes autant que des enseignements généraux.

Etre dirigeant et auteur, c’est aussi une exigence, car cela nécessite de formaliser la vision et de rendre une problématique, qui peut rapidement devenir technique, accessible au plus grand nombre. Il faut donc arriver à dégager l’essentiel – ce qui va parler aux gens – le défendre, l’argumenter et l’illustrer. Le plus difficile est d’arriver à trouver le temps de faire les deux !

D.K. : Quel message voulez-vous transmettre ?

J.B. : Pierre Bellon, fondateur de Sodexo et de l’APM (premier organisme au monde de formation des dirigeants d’entreprises francophones), était obsédé par l’ouverture d’esprit. Mon message principal serait d’avoir l’esprit ouvert pour comprendre la richesse contenue dans les territoires. J’ai vécu successivement dans quatre endroits différents et j’ai pu observer d’un côté une espèce de condescendance parisienne pour la province, et de l’autre côté le désamour des provinciaux pour les Parisiens et pour les territoires voisins. J’en tire le goût amer de se dire que l’on passe vraiment à côté de quelque chose. L’ouverture d’esprit, c’est comprendre les différents types de territoires, à commencer par le sien, et parvenir à les faire fonctionner ensemble.

D.K. : Quelles valeurs souhaitez-vous porter au travers de cet essai…

Le bien commun, le bien de la société et de l’humanité, la santé de l’entreprise et de son écosystème, la responsabilité sociale de l’entreprise, la protection de l’environnement et le développement durable, la souveraineté des territoires ou d’autres valeurs ?

J.B. : Je souhaite porter dans cet essai trois valeurs principales : le bien commun, le lien au territoire et la subsidiarité.

La première valeur est la recherche du bien commun. Je dirige deux entreprises publiques locales qui fonctionnent comme des entreprises privées, avec un marché, des concurrents, un chiffre d’affaires à atteindre, un compte de résultats… Cependant, l’objectif principal n’est pas de faire du profit mais de trouver un équilibre et d’assurer l’intérêt général. L’économie est au service du bien commun. Cela se traduit par la mise en place d’une approche holistique des territoires. Or, dans les intercommunalités, il existe trop souvent des conflits entre la ville et les villages périphériques, parce que la direction politique de ces territoires (au sens noble) ne voit pas leurs intérêts supérieurs en tant que territoire, mais seulement leurs intérêts divergents. Pourtant, beaucoup de territoires ont une identité forte qui peut servir l’intérêt de tous.

La seconde valeur est de recréer le lien avec le territoire. Car aujourd’hui, nous avons tendance à vivre « hors sol ». Le professeur Maffesoli, qui m’a fait l’honneur de préfacer mon livre, utilise une très belle expression : « Le lieu qui fait lien ». Nous avons pu observer avec la crise des gilets jaunes, puis celle du Covid-19, que les élus locaux avaient un rôle majeur dans la protection des populations. Jean Castex a été choisi comme Premier ministre parce qu’il était l’homme des territoires.

La troisième valeur que je souhaite aborder est la subsidiarité. Ce concept nous vient d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin. Le principe de subsidiarité est que la décision doit se prendre au plus près des populations qui doivent les appliquer. Ce qui signifie que les décisions se prennent à plusieurs niveaux. Or, une décision prise au bon niveau est bien acceptée. C’est un point essentiel dans la démocratie.

D.K. : En quoi est-ce important de défendre ces valeurs ?

J.B. : Nous vivons une époque quelque peu violente et « sophistique ». Dans l’Antiquité, l’objectif des sophistes étaient de convaincre par la forme du discours, peu importe ce qui était dit. Aujourd’hui, à l’image des orateurs grecs du 5ème siècle avant Jésus-Christ, chacun tient de beaux discours mais sans réelle conviction derrière, et plus particulièrement en période électorale. Cela me semble important de se référer à des fondamentaux et j’essaye modestement dans cet essai d’en revoir quelques-uns et de les attacher au territoire.

D.K. : Quelles actions menez-vous dans votre vie professionnelle pour agir selon ces valeurs ?

J.B. : Très concrètement, j’ai mis en place dans mon entreprise une cartographie que j’ai appelée l’alignement stratégique. Il s’agit de définir notre horizon à 10 ou 15 ans (où allons-nous ?) et de considérer l’entreprise du haut de ses 65 années d’existence et d’expériences accumulées (d’où venons-nous ?). Entre ces deux extrémités – la vision et l’ADN de l’entreprise – il y a toute l’échelle de nos valeurs, nos principes d’actions, nos méthodes de travail et notre finalité (à quoi servons-nous ?).

Notre finalité, en tant qu’aménageur du territoire, est d’améliorer durablement les paysages, qu’ils soient urbains ou ruraux. Aussi, à chaque fois que nous répondons à un nouveau marché, nous passons au crible nos valeurs pour nous assurer qu’elles sont en cohérence avec le projet du client et l’ADN de l’entreprise. Lorsqu’un projet consiste à bétonner sauvagement la campagne, nous savons dire non.

D.K. : Quelle est votre vision de l’aménagement des territoires dans 10 ou 15 ans en France, ou vers quoi devons-nous aller ?

J.B. : L’une des grandes questions qui agite les professionnels de l’aménagement est le Zéro Artificialisation Nette (ZAN). Depuis les Trente glorieuses, on n’a pas cessé de consommer du foncier agricole ou naturel pour répondre à la croissance démographique. Des données chiffrées indiquent que l’on consomme tous les 20 ans une surface équivalente à celle d’un département ! Engloutir de la campagne pour faire de la France moche, avec ses zones commerciales à la périphérie des villes, va à l’encontre d’une démarche responsable. D’autant qu’à côté de cela, on omet de réaménager des friches, bien souvent pour des raisons économiques, ce qui crée des dents creuses au milieu des villes.

Le Zéro Artificialisation Nette ne doit cependant pas annihiler toute perspective de croissance dans les campagnes déshéritées sous prétexte de contrer l’étalement urbain. Avec une densité de population beaucoup plus faible que ses voisins européens, le territoire français dispose d’un vrai potentiel de croissance. Les entreprises peuvent donc s’installer à la campagne et favoriser le développement économique, à condition de faire de l’aménagement raisonné du territoire pour ne pas gâcher le foncier disponible, ni abîmer les paysages.

D.K. : Si le lecteur ne devait retenir qu’un seul mot de votre livre, quel serait-il et pourquoi ?

J.B. : J’aimais bien votre première question car c’est justement le mot « réconcilier » que le lecteur doit retenir. Le néologisme « géosymbiose » que j’utilise associe deux termes, la symbiose et la géographie. Dans les sciences du vivant, la symbiose désigne deux organismes qui cohabitent en étant utiles l’un à l’autre, à l’image des poissons pilotes et des baleines. J’applique ce concept à la géographie, parce que tous les types de territoires, qu’ils soient villes, campagnes, banlieues ou périphéries urbaines doivent arriver à cohabiter ensemble.

Le mouvement des gilets jaunes est une véritable crise des territoires, voire une jacquerie, soulevée par les habitants des zones périurbaines contre les villes. Avec la hausse des prix du carburant, ceux qui avaient fait le choix d’habiter en dehors de la ville pour bénéficier de logements moins chers, moyennant un budget « déplacement » un peu plus élevé, sont devenus les grands perdants. Une telle révolte des territoires n’était pas arrivée depuis longtemps. Cela prouve combien les territoires périphériques et ruraux, pourtant utiles à la République, ont été délaissés au profit de l’intérêt porté aux banlieues et métropoles depuis les années 70.

D.K. : Votre livre a été édité dans la collection « Nouvelles pensées entrepreneuriales ». Qu’est-ce qui a changé dans votre vie de dirigeant après la publication de cet essai ?

J.B. : Le fait d’écrire pour autrui m’a d’abord obligé à éclaircir la vision que j’avais de l’entreprise et de son cœur de métier. J’ai pu formaliser ce que j’appelle aujourd’hui « l’alignement stratégique », à savoir la stratégie de l’entreprise via le prisme de la problématique des territoires.

La publication de cet essai a apporté deux grands changements dans ma vie de dirigeant, le premier au sein même de l’entreprise, le second vis-à-vis de l’extérieur.

En interne, c’est la capacité d’emmener les équipes qui a constitué un axe de changement. Le livre m’a permis de partager la vision que j’ai de l’entreprise. C’est important pour mes collaborateurs de comprendre le rôle du dirigeant, le sens profond des actions entreprises et de leur propre travail.

En externe, c’est le regard des autres qui change. La publication de cet essai m’a permis de donner un sens profond à mon activité et d’ouvrir ma réflexion au plus grand nombre. Aussi, je suis régulièrement invité à participer à des tables rondes et à des échanges avec d’autres dirigeants dans des milieux aussi divers que la banque, l’immobilier ou le management en entreprise. J’ai même récemment été auditionné au Sénat sur la question du Zéro Artificialisation Nette.

Je peux dire qu’avec ce livre, c’est ma posture de dirigeant qui a changé.

Le livre

Réconcilier les territoires : quel avenir pour nos villes et nos campagnes ? Jérôme BARRIER, Collection Nouvelles pensées entrepreneuriales, Les Editions Ovadia, 2022.

L’auteur

Jérôme Barrier, expert de l’aménagement du territoire depuis plus de vingt ans, est Directeur général de deux Entreprises Publiques Locales – SEBL Grand Est et SAREMM.

La collection

Logo collection Nouvelles Pensees Entrepreneuriales

La collection Nouvelles Pensées Entrepreneuriales a été créée par Optim’ease, en partenariat avec les éditions Ovadia.

Cette collection donne la parole à tous ceux qui portent une réflexion économique, philosophique, intellectuelle et sociétale sur le long terme.

Au carrefour des idéaux et des pratiques, les ouvrages de la collection s’articulent autour de quatre thématiques, parmi lesquelles :

– Bien de la société et de l’humanité,
– Santé de l’entreprise et de son écosystème,
– Souveraineté émanant des territoires,
– Protection de l’environnement.

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