26 Mar « Intelligence Artificielle » : Entre abus de langage et argument marketing
Pour donner un caractère plus « High Tech » à leur solution logicielle, certaines startups n’hésitent pas à utiliser le terme « d’intelligence artificielle » à des fins marketing alors que leurs applications n’en ont pas. Dans la jungle des outils étiquetés « IA », comment séparer le bon grain de l’ivraie ? Optim’ease donne des pistes pour décrypter ce qui se cache derrière « l’IA ».
Intelligence artificielle : on en parle depuis 60 ans
L’expression même d’« Intelligence Artificielle » fait l’objet de controverses au sein de la communauté scientifique : en effet, les « machines intelligentes » capables d’imiter l’homme dans ses tâches intellectuelles les plus complexes, n’existent pas ! Et n’existeront peut-être jamais.
C’était pourtant bien l’objectif des premiers chercheurs à la fin des années 1950, qui ont placé tous leurs espoirs derrière ces deux mots. Leurs successeurs, ayant très vite compris les limites des ambitions initiales, ont poursuivi les travaux en s’orientant vers la recherche de nouvelles techniques informatiques (logicielles ou matérielles), mais sans jamais remettre en cause l’appellation « intelligence artificielle ».
L’expression « Intelligence artificielle » perdure donc depuis plus de 60 ans, tandis que son concept évolue au fil des innovations technologiques et de ses applications, sans jamais atteindre la promesse de départ.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? L’intelligence artificielle est un concept aux contours bien mal définis, une nébuleuse technologique qui empile des algorithmes plus ou moins avancés. Il n’existe d’ailleurs pas de définition unique, admise officiellement. Définir l’IA relève de la gageure (1).
Au bonheur des marketeurs
Si l’expression « Intelligence artificielle » est inappropriée d’un point de vue scientifique, elle fait en revanche le bonheur des marketeurs ! Le terme est vendeur, le marché est porteur. L’étiquette « IA » permet non seulement de mieux vendre une solution auprès des clients, mais aussi de mieux convaincre les investisseurs qui financent les innovations technologiques. Certaines startups profitent ainsi de ce flou technologique pour coller l’étiquette « IA » un peu partout. A tel point que, selon une étude menée en 2019, « 40 % des entreprises classées dans le domaine de l’IA n’en utiliseraient pas dans le cœur de leur produit » (2).
Le phénomène est tel qu’il a donné naissance à un nouveau terme, le « IA washing », par analogie au « green washing » qui dénonce l’emploi abusif de l’argument écologique par des entreprises non respectueuses de l’environnement.
Mais que fait l’IA ?
L’IA est en réalité une vaste boîte à outils composée d’algorithmes et de logiciels que les développeurs peuvent utiliser dans leurs programmes en les associant à d’immenses corpus de données, en vue de créer des applications dites « intelligentes ».
Des systèmes experts…
Les systèmes experts font partie des tout premiers développements technologiques entrant dans la sphère de l’IA. Ils constituent une étape importante dans l’histoire de l’IA.
Que savent faire les systèmes experts ?
Un système expert est en mesure de résoudre des problèmes logiques en se basant sur des règles formelles prédéfinies et sur des faits contenus dans une base de connaissances. Il peut effectuer des tâches intellectuelles en exploitant ces connaissances, qui exigent le savoir et l’expérience de l’homme.
A quoi servent-ils ?
Ils sont capables d’assister l’utilisateur de manière efficace et peuvent servir d’outil d’aide à la décision dans un domaine précis et rigoureusement limité.
Pour vous donner une idée de la finalité d’un système expert, prenons un exemple bien connu : celui de la gestion des courriels. Pour répondre à une question telle que « le courriel est-il prioritaire ou non ? », les critères permettant au système expert de donner une réponse ne sont pas absolus. Ils vont dépendre du contexte : votre disponibilité, le lieu où vous êtes (au bureau, sur la route ou à la maison), les échéances auxquelles vous êtes soumis, l’organisation de vos dossiers… Le système expert peut répondre à ces questions dans la limite des règles définies et de la base de connaissances préétablies par le programmeur.
Quelles sont leurs limites ?
Les systèmes experts ne peuvent fonctionner que dans un environnement délimité et modélisable. Ils trouvent donc rapidement leurs limites lorsque l’environnement devient trop complexe.
…Aux machines apprenantes
Les technologies du Machine Learning, comme son nom l’indique, sont basées sur l’apprentissage automatique. Le Deep Learning, ou apprentissage profond, est une branche du Machine Learning qui a la capacité de reconnaître des objets complexes, tels que les images ou le langage.
Que sait faire le Machine Learning ?
Alors que les systèmes experts se limitaient à coder des règles, les technologies du Machine Learning sont désormais capables d’apprendre par elles-mêmes.
L’apprentissage s’effectue à partir de grands volumes de données, puis par ajustements des programmes pour résoudre des tâches à mesure que de nouvelles données sont disponibles, afin d’obtenir des modèles prédictifs.
A quoi servent ces technologies d’apprentissage automatique ?
Les technologies de Machine Learning sont en mesure de faire des prévisions sur les données, de gérer des données structurées, de les classifier, de les segmenter et d’effectuer des corrélations entre les données et les événements.
Les technologies du Deep Learning peuvent détecter des images, reconnaître des formes dans les images et dans la parole, ou encore générer des contenus.
Il existe un nombre important d’applications qui aujourd’hui sont dotées d’IA comme dans la veille d’information, la reconnaissance faciale, les traducteurs automatiques, les voitures autonomes…
Tous les secteurs d’activités tendent à élargir leurs champs d’actions en leur donnant la possibilité de voir, entendre, raisonner, parler, agir, apprendre…
Quelles sont leurs limites ?
Pour être autonomes dans l’apprentissage, les outils de Machine Learning et de Deep Learning doivent non seulement avoir accès à de gros volumes de données existantes, mais encore faut-il que les données disponibles soient représentatives d’un ensemble afin de ne pas biaiser les résultats.
Afin de mieux comprendre les différences entre des applications dotées d’algorithmes d’IA et des systèmes dotés de logiciels experts, et de mieux cerner leurs périmètres d’actions, nous vous proposons d’explorer le monde des chatbots.
Les chatbots sont-ils « intelligents » ou font-ils semblant ?
Les chatbots fleurissent sur la toile depuis quelques années. Ces agents conversationnels permettent d’instaurer le dialogue avec un internaute par le biais d’une messagerie incluse dans une page web.
Figurés comme de petits robots ou autres avatars tenant la conversation, ils sont souvent associés à de l’intelligence artificielle. Mais c’est bien souvent loin d’être le cas. Certains éditeurs de chatbots revendiquent même l’intégration d’une IA dans leur solution logicielle alors qu’il n’en est rien.
Les technologies d’IA utilisées dans un chatbot sont des systèmes de questions-réponses qui reposent notamment sur le Traitement Automatique de la Langue Naturelle (TALN) (3), ainsi que sur le Machine Learning et le Deep learning. Elles sont utilisées :
– Pour comprendre le langage de l’utilisateur qui pose une question.
– Pour rechercher des informations dans un ensemble de données et documents.
– Pour formuler une réponse, non pré-écrite.
Pour tenter de savoir si un chatbot est programmé avec ou sans IA, on peut observer son comportement et ses performances.
Le chatbot fait les questions et les réponses
Dans un chatbot programmé de façon basique, l’utilisateur est guidé par un menu ou par des questions prédéfinies : il doit répondre par oui ou par non, ou sélectionner un item parmi un choix de réponses proposées, puis il reçoit une réponse pré-écrite ou une autre question.
Parfois, le chatbot permet de saisir des phrases en langue naturelle. S’il est en mesure d’identifier certains mots-clés saisis par l’utilisateur, le système ne reconnaît bien souvent que les mots définis au préalable par le programme, et l’efficacité s’en trouve très limitée : une erreur de saisie, une faute d’orthographe, un synonyme non intégré… et le chatbot n’est plus en mesure d’apporter une réponse satisfaisante.
Dans un autre exemple, le chatbot reconnaît le mot-clé « horaires », mais il ne fait pas la différence entre « Quels sont les horaires d’ouverture » et « Vos horaires ne me conviennent pas ». Il retourne donc la même réponse (pré-programmée) dans les deux cas (le renseignement sur les horaires), ce qui risque de ne pas satisfaire la seconde requête.
Dans ces cas de figure, le chatbot fonctionne avec des algorithmes relativement « simples », qui n’entrent pas dans la sphère des technologies de l’intelligence artificielle.
Le chatbot atteint vite ses limites
Dans l’exemple ci-dessous, l’utilisateur pose une question en langage naturel : « Comment accéder à une école en admission parallèle ? » Le chatbot envoie une réponse pré-programmée : « Je n’ai pas compris ce que tu voulais dire », puis fait d’autres propositions de réponses pour ne pas laisser l’internaute dans l’impasse.
En outre, les chatbots n’ont pas nécessairement besoin de technologies d’IA pour répondre aux besoins attendus. Parfois, un scénario de qualité et un jeu de questions-réponses bien anticipées suffisent à faire du chatbot un outil efficace. Mais encore faut-il que l’acquéreur d’un chatbot soit averti qu’il s’agit d’un simple programme logiciel, et non d’un programme d’IA.
Le chatbot a l’air de comprendre ce que disent les visiteurs
Pour comprendre les questions des internautes, les chatbots utilisent les technologies de Traitement Automatique de la Langue Naturelle (TALN) (3), avec des technologies plus ou moins sophistiquées. La capacité de compréhension d’un chatbot dépend des outils de TALN utilisés.
Par exemple, certains chatbots sont en mesure de détecter l’intention de l’utilisateur en s’appuyant sur ces techniques d’analyse du langage naturel. Le système identifie les verbes de la requête (commander, choisir, connaître…) qui traduisent la volonté de l’utilisateur, puis les noms (horaires, sncf, grève…) qui indiquent le sujet de la demande.
Ces technologies sont utilisées à des degrés divers par les agents conversationnels. Si certains chatbots sont capables d’analyser la question en langage naturel, cela ne signifie pas pour autant que les réponses seront construites avec des technologies de l’IA. Ils peuvent utiliser des réponses pré-programmées qui ne doivent rien à l’IA.
Le chatbot est capable de construire des réponses sur mesure
Dans les chatbots les plus évolués, les machines sont capables d’aller chercher l’information dans de vastes corpus de données, à l’échelle d’une entreprise par exemple, ou plus largement, et de construire une réponse adaptée. Ces machines dites « intelligentes » se cantonnent en fait à établir des corrélations statistiques entre les informations qu’elles ont mémorisées, sans faire de lien de causalité entre elles. Elles peuvent ainsi produire de la connaissance brute.
Le chatbot acquiert performance et précision au fil du temps
Les technologies de Machine Learning et de Deep Learning sont utilisées dans les chatbots pour permettre au robot d’apprendre par lui-même, sans l’intervention d’un programmeur. Plus le robot s’enrichit de nouvelles données, plus il apprend et plus il est en mesure d’analyser le langage naturel et de fournir des réponses adaptées, en instaurant une conversation plus naturelle entre l’utilisateur et la machine.
Que retenir de tout cela ?
Même avec le progrès technologique, l’appellation « Intelligence artificielle » créée dans les années 1950, reste un terme inadéquat, car aucune machine n’est capable de reproduire l’intelligence humaine. Aussi, Bernard Georges, diplômé de l’Ecole des Ponts Paris-Tech, en charge de la Prospective Stratégique au sein d’un grand groupe, propose-t-il d’utiliser l’expression de « machines cognitives ». Certes, c’est moins vendeur et moins prometteur, mais cela cadre mieux avec la réalité technologique.
Quoi qu’il en soit, il est toujours utile de savoir ce qui se cache derrière le terme « Intelligence Artificielle », utilisé par les médias en général et les vendeurs de solutions en particulier.
Notes
(1) Yannick Meneceur, dans son ouvrage L’intelligence artificielle en procès (Bruyant, 2020) consacre tout un chapitre aux « multiples définitions de l’IA »
(2) The State of AI 2019 : Divergence, MMC Ventures et Barclays. Voir l’étude
(3) Traitement Automatique des Langues, article wikipédia. Lire
Aller plus loin
Rapport d’étude
State of AI Report 2020, Nathan Benaich, Ian Hogarth. Voir l’étude
Article
Vous avez dit … intelligence ? De quoi parlons-nous vraiment ? Bernard Georges, Confinews, 18/01/2021. Lire
Ebook
Les usages de l’Intelligence Artificielle, Olivier Ezratty, Edition 2021. Lire
Lire aussi
Ouvrage
Intelligence artificielle : ce qui va changer dans nos vies professionnelles, Didier Aït (Editions Ovadia, 2019). Découvrir
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Ethique & Digital
L’automatisation du digital n’est qu’un moyen technique et non une fin en soi. Si le progrès technologique représente une opportunité pour les entreprises, la transformation numérique ne doit cependant pas se faire au détriment des personnes.
« La vitesse imposée par le numérique aujourd’hui inhibe une grande partie de notre réflexion et donne bien plus de poids à la masse statistique qu’à l’introspection. »
Cette citation extraite du livre de Yannick Meneceur, dans son ouvrage L’intelligence artificielle en procès (éd. Bruylant, 2020), nous a encouragé à créer un groupe de réflexion sur l’Ethique et le Digital.
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